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Chapitre 3 : En famille

Elizabeth Bringers regardait par la fenêtre d'un air absent. Travis avait disparu depuis trois jours. Elle était sa femme. Elle aurait dû s'en inquiéter.

Tout ce qu'elle ressentait était un indicible soulagement et l'espoir qu'il ne revienne jamais.

– Travis est un excellent parti. Il est intelligent, attentionné et fera un excellent mari, lui avait dit son père.

Travis n'avait pas de fortune personnelle avant de recevoir sa dot. Il n'était pas attentionné. Il était intelligent comme peuvent l'être les insectes, les reptiles... Il n'avait pas l'intelligence du cœur. Il était froid, calculateur...

La seule chose qu'il avait était de vastes terres, parfaites pour nourrir les innombrables chevaux dont Morgan Smithers faisait l'acquisition deux fois par semaine. Sa passion. Ces terres gracieusement mises à disposition lui permettaient de mettre en pâture autant de chevaux qu'il le voulait sans débourser un penny. Son hobby n'avait plus de limites. Et tant pis s'il devait payer la location du box de ses bestioles avec le bonheur de sa fille !

Elizabeth jeta un coup d’œil désolé à son miroir :

– Sois déjà contente que quelqu'un veuille t'épouser ! lui avait jeté sa mère.

Il était vrai qu'elle n'était guère séduisante avec son nez trop long, sa dentition un peu irrégulière... mais elle n'était pas monstrueuse non plus…

Elle soupira : elle aurait adoré être jolie. Pas pour qu'on se retourne sur son passage ou rendre folle de jalousie les filles du Club de bridge... encore moins pour se regarder à longueur de journée dans un miroir...

Non. Elle aurait juste aimé pouvoir choisir son mari. Un mari qui lui aurait parlé gentiment, avec un regard doux et tendre... avec de la morale, des principes... un mari comme Lennister Bringers.

– Arrête de faire cette tête de dix pieds de long ! lui répétait Travis, furieux. Tu es déjà moche, la morosité n'arrange rien ! Dans peu de temps, je serai l'homme le plus riche du Comté... un véritable roi ! Alors évite de me contrarier si tu veux être ma reine !

Elizabeth ferma les yeux. Elle détestait cet homme. Sa mère lui répétait depuis toujours qu'une femme doit se soucier du bien-être de son époux mais Elizabeth était ravie de sa disparition.

Elle frotta son épaule endolorie. L'hématome avait fini par sortir. Lennister s'en était inquiété mais elle avait réutilisé la vieille excuse de la chute dans l'escalier.

–Un mot et je te tue !

Elle avait peur de Travis depuis le premier jour. Il reviendrait. Elle en était sûre. Un homme aussi mauvais ne pouvait pas mourir : L'enfer n'en voudrait pas.

***

Tout était flou. Maddie plissa les yeux et peu à peu, les contours se précisèrent : le couvre-lit de dentelle, le fauteuil de velours, la console et son napperon, la fenêtre, la lampe à huile sur la table de chevet... et dans un coin de la pièce, une jeune femme assise qui se leva précipitamment pour la rejoindre. C'était Caitlin.

Elle lui saisit les mains avec effusion.

– Je vous remercie d'avoir sauvé Vicky !

– Ce n'est rien, c'est Jack qui...

– Jack nous a tout raconté. Merci infiniment ! Vous avez besoin de quelque chose ?

Maddie porta sa main à sa tête. La texture sous ses doigts était un peu rêche. Une bande. Apparemment, sa tête était aussi enturbannée que celle d'un fakir.

– Je vous ai apporté de la lecture, continuait Caitlin, anormalement volubile. Je ne connaissais pas vos goûts alors... Mais John m'a dit que vous auriez peut-être mal à la tête... Voulez-vous un cachet d'aspirine ?

Maddie essayait de réunir ses esprits face à ce flot ininterrompu de paroles.

– Non, c'est parfait, merci...

– Bon, je vous laisse, alors. Si vous avez besoin de quoi que ce soit....

Maddie attrapa machinalement l'un des magazines que Caitlin avait posés sur sa table de chevet. Génial... De la presse people... La milliardaire Wanda Travis divorce... La preuve en image : prise en flagrant délit dans les bras de son amant. Palpitant. Wanda trompant Michael avec Roberto son prof de salsa... Le mot gay avait été inventé pour lui... Les vacances ensoleillées de Vladimir Vercasi en compagnie d'une mystérieuse conquête... Le célèbre homme d'affaires, surpris sur une plage déserte en compagnie d'une jolie inconnue... Tiens, il faudrait qu'elle le félicite d'avoir enfin renoué avec sa fille... Jack O'Bryan... Jack O'Bryan, tournait il y a un an cette saga historique flamboyante racontant l'histoire d'un homme essayant de sauver sa famille sur fond de guerre de sécession... Cette histoire, qui a remporté un beau succès à sa sortie sur nos petits écrans, sera rediffusée ce soir sur NBG. Le scénario, épique, est porté par d'excellents acteurs. On peut saluer au passage le jeu hypnotique de Peter Gasporov, celui, tout en nuance de la jeune Léa Trent et la beauté scotchante de l'acteur principal, Jack O'Bryan. Jack O'Bryan, qui est, rappelons-le, un célibataire convoité, poursuit un parcours sans faute ou presque. Ses films, plébiscités par le public ne séduisent pas la critique qui trouve son jeu trop statique. Ceci explique que monsieur O'Bryan ait reçu de nombreux prix du public mais n'ait jamais été nominé aux Oscars.

Maddie resongea à son partenaire et une bouffée d'agacement l'envahit. La pensée de devoir supporter sa morgue, son indifférence une fois de plus lui était insupportable. D'autant plus que désormais, elle lui était redevable de lui avoir sauvé la vie.

– Il t'a peut-être sauvé, mais il reste superficiel, inculte et totalement abruti. Alors, ne va pas culpabiliser de penser la pure vérité sous prétexte qu'il a pris un bain forcé pour te sortir d'une situation délicate !

– Mais évite de penser tout haut, à l'avenir, lui conseilla sa conscience.

Maddie continuait à tourner les pages glacées... Verena Alstricht, Garance Vladan, Tyrone Dexter, Ashton Carter......

Une vague de haine la submergea et elle referma brusquement le magazine avant de le jeter dans un coin de la pièce.

– Avec moins de pages, il volerait mieux.

Maddie leva les yeux. Jack venait de rentrer.

– C'est de l'humour ?

– Une constatation.

Le ton était morne, l'expression glacée. Monsieur Parfait dans toute sa splendeur. C'était trop. Maddie sentit qu'elle ne pourrait pas passer une seconde de plus en présence de ce cyborg sans devenir folle. Il devait bien y avoir un moyen de faire craquer cet insupportable vernis !

– Depuis que je suis ici, je n'ai jamais eu l'honneur de vous voir franchir le seuil de ma chambre. Que me vaut cet honneur ?

– Je venais vous remercier d'avoir sauvé Vicky.

– Caitlin l'a déjà fait. Et vous savez, vous comme moi que c'est faux : si vous n'étiez pas arrivé, on serait mortes toutes les deux. Vous parlez d'une héroïne !

– C'est vrai. Vous seriez morte en essayant de sauver une gamine que vous connaissez à peine. Et si vous n'aviez pas ralenti sa course, je n'aurais jamais pu la rattraper. Oui, vous êtes une héroïne.

– Vous me remerciez, me faites des compliments avec autant de sentiments que si vous me lisiez le bottin. Heureusement que votre physique est là pour vous sauver du naufrage sinon je crois que tout le monde se rendrait compte que vous êtes le plus mauvais acteur de l'Histoire. Je comprends que vous ne receviez jamais de récompenses pour votre jeu... Par contre, lorsque vos admiratrices votent, c'est le carton plein... Mais vos posters leur suffisent... Pourquoi être acteur ? Mannequin serait plus dans vos cordes...

– Je vois que vous allez mieux...

–Comment êtes-vous devenu acteur ? Vous avez tapé dans l’œil d'une riche productrice ? Ça vous a pris combien de temps avant qu'on vous remarque et qu'on vous mette sous clé comme élément décoratif ? Une nuit ?

Jack ne broncha pas :

– Je vais vous laisser vous reposer à présent, jeta-t-il d'une voix calme et impassible. Encore merci.

Il venait de disparaître lorsque Trévor rentra dans la pièce, un peu gêné.

– Vous savez, dit Maddie, vous n'avez pas besoin de tous vous succéder au pied de mon lit. Achetez un bouquet si le cœur vous en dit, glissez une petite carte dedans et le tour sera joué.

Le jeune homme sourit, un peu penaud :

– Ce n'est pas ce que veut la loi des O'Bryan.

– La loi des O'Bryan ? Vous ne respectez pas la loi des Etats-Unis, dans le coin ? ironisa gentiment la jeune femme.

– La loi du clan prévaut sur les autres…

– Du clan ? Je croyais que vous étiez une famille ?

– Il n'y a pas grande différence, non ? Je voulais m'excuser pour ma conduite et vous remercier pour …

Trévor triturait son Stetson, mal-à-l'aise.

– Je sais. Il n'y a pas de quoi. On adore vraiment les Westerns, chez vous ! On se croirait dans “le train sifflera trois fois” ! Ceci soit dit sans vous offenser !

–Nous vivions comme ça avant que le cinéma existe et que tous ces pingouins d'Hollywood ne viennent planter leurs caméras ici pour y trouver des idées ! Je ne me sens pas offensé. Peut-être qu'au cinéma, le Western est démodé mais notre manière de vivre ne le sera jamais !

– Je ne voulais pas vous vexer... Mais enfin, si vous n'êtes pas passionnés de Western, pourquoi avoir une photo de Wyatt Earp dans votre salon ?

– Ce sont des photos de famille.

– Wyatt Earp appartenait à votre famille ? demanda Maddie, incrédule.

– Ils sont quatre sur la photo. Wyatt, Winston, Bryan et notre ancêtre, Terry O'Bryan. Terry a croisé Wyatt un jour et a posé avec lui devant la maison... Il était ravi... C'était son idole... Terry était un excellent tireur. Jack a pris de lui... Enfin... Avant...

– Avant quoi ? Jack sait tirer au revolver ?

– Je ne sais pas. Ça fait longtemps que je ne l'ai pas vu tirer. Demandez-lui de vous faire une démonstration : il le fera peut-être pour vous faire plaisir.

– Me faire plaisir ? Vous voulez rire ? Il ne me supporte pas et c'est réciproque ! Ne le répétez pas à votre mère mais on n'a que des relations de travail et franchement, c'est la corvée pour nous deux !

Trévor leva un sourcil étonné :

– Vraiment ? Qu'est-ce qui vous énerve tant ?

– Ses grands airs de monsieur Parfait calme en toutes circonstances...

Elle s’interrompit. Trévor venait de réprimer un sourire.

– Qu'est-ce qui vous amuse ?

–... Monsieur Parfait... Si vous connaissiez le Jack d'il y a dix ans... Parfait n'était pas le mot auquel on pensait pour le qualifier. Calme encore moins...

– Eh bien, il a bien changé ! Il est horripilant !

Trévor pouffa :

– Si vous le trouvez horripilant maintenant, je ne sais pas ce que vous auriez dit avant !

– C'était à ce point ?

– Vous ne pouvez même pas imaginer !

***

Nick Bringers referma son livre d'un coup sec.

– Fais tes devoirs ! avait ordonné Lennister.

Comme s'il avait quelque chose à lui ordonner. Il n'était pas son père. Son père, c'était Danny Bringers. Ce n'était pas parce qu'il avait disparu qu'il fallait prendre sa place !

Pour être honnête, il ne voyait pas vraiment la différence : Dan ne lui avait jamais adressé plus de deux mots à la suite... Et, généralement, c'était pour lui dire d'aller voir ailleurs s'il y était.

Le jour où sa mère l'avait abandonné de manière définitive devant la porte des Bringers, le moins qu'on puisse dire était que Dan Bringers n'était pas ravi :

– Que veux-tu que je fasse d'un gosse ?

– Je me remarie. Tom ne veut pas d'un enfant. Je m'en suis occupée jusqu'à présent, c'est ton tour !

Nick ne se souvenait pas de la suite. Il n'avait rien compris. Il faut dire qu'il n'avait que cinq ans à l’époque. Il en avait huit aujourd'hui. Et il savait qu'un jour, son père s'apercevrait de son existence. Un jour.

Mais pour ça, il fallait qu'il soit là. Et il avait disparu.

Et c'était la faute des O'Bryan. Ils devaient le retenir prisonnier. Il n'y avait qu'une solution : battre Billy à l'école. S'il le mettait assez en sang, les autres auraient tellement peur qu'ils lui rendraient son père. Et son père serait enfin fier de lui. Nick alla se coucher, le cœur plus léger : il avait sa solution. Cinq minutes plus tard, il dormait d'un sommeil profond.

***

– Bonjour !

Depuis sa fenêtre, Maddie offrait avec délice son visage aux chauds rayons de juillet. En contrebas, Caitlin l’interpelait.

– Salut ! Comment vas-tu ce matin ? Est-ce que tu permets qu'on se tutoie ? On a presque le même âge ?

Maddie regardait Caitlin, étonnée de ce changement total de comportement.

La jeune fille sourit :

– Je ne suis pas aussi coincée que j'en ai l'air... Mais quand on n'a pas envie de connaître quelqu'un, on met des distances... Il ne faut pas t'en formaliser : A mon arrivée, si tu avais vu l'accueil que m'avait réservé Moïra... A croire qu'elle voulait que ses fils restent célibataires ! Surtout que pour suivre un homme dans un trou pareil, il faut être sacrément amoureuse !

– Vous... Tu viens de... enfin...

– Un endroit civilisé ? Je ne sais pas si on peut qualifier Buckbridge de cette manière mais à côté d'ici, c'est New York !

– Et tu ne souffres pas trop du manque de confort ?

– Il y a des jours où j'adorerais ouvrir un robinet pour prendre un bain chaud et ne pas être obligée de faire chauffer des litres d'eau dans une bassine du siècle dernier après me les être coltinés sur plus de huit cent mètres ! Ou pouvoir faire moins de deux heures à cheval en plein désert pour aller acheter une baguette de pain... Mais quand je mets ça en balance avec mon mari et mes enfants... C'est pas si important. Et c'est quand même un endroit magnifique et plein de surprises.

– Ça, je veux bien te croire. Qu'est-ce que tu fais ?

– Je suis de corvée de nettoyage du grenier. Mais je ne me plains pas, c'est plutôt amusant. Si tu voyais le bazar... Tu veux venir ?

Maddie hocha la tête : soulever des tonnes de poussière dans un grenier n'avait rien de réjouissant mais ce n'était pas tous les jours qu'on pouvait fureter dans les recoins d'un authentique ranch du Wild West.

– J'arrive... !

***

Un faible rai de lumière fusait entre deux planches disjointes du toit ajoutant au mystère d'un grenier déjà pour le moins fascinant.

– On se croirait dans un décor de film, songea Maddie. Une roue de chariot, un vieux coffre, une robe qu'aurait pu porter Caroline Ingalls, des tonnes de carnets aux couvertures de cuirs ternies par les années, de vieux outils rouillés, deux fusils hors d'usage... Encore des coffres...

Maddie commença à soulever et épousseter des objets sans être toujours sûre de ce dont il s'agissait. Elle se baissa pour ramasser un petit morceau de papier cartonné qui traînait dans la poussière.

– Elle a dû tomber de l'album, celle-là... remarqua Caitlin en prenant la photo des mains de Maddie.

Maddie reconnut Moïra, plus jeune et rayonnante, au bras d’un homme souriant à l'air sympathique. Son visage reflétait la bonté et l'honnêteté mais ce qu'on remarquait en priorité, c'était son regard gris d'une grande beauté, reflet identique de celui de son plus jeune fils qui se tenait aussi sur la photo.

Sans ces prunelles extraordinairement limpides mises en valeur par des yeux en amande à la forme très particulière, Jack, à cette époque, aurait pu passer inaperçu. Il était d'ailleurs très difficile de le reconnaître : sa chevelure n'était pas châtain foncé mais blond platine et ses traits n'étaient ni aussi fins, ni aussi réguliers que ce qu'ils l'étaient aujourd'hui. Près de lui, Trévor était rigoureusement reconnaissable et passait un bras protecteur autour des épaules de son petit frère. John, William, souriants étaient debout derrière eux.

Caitlin sourit :

– John avait les cheveux longs à cette époque. C'était une de ses périodes rebelles. Ça rendait Moïra folle. Elle a toujours détesté ça. Son mari, Paddy, disait que les cheveux mi-longs ça se faisait chez les cow-boys mais elle refusait que ses fils soient coiffés comme des sauvages.

Maddie ramassa une autre photo représentant Jack plus âgé. Le sourire était le même mais le regard était différent. Plus grave.

– Il a carrément les cheveux longs sur celle-là ! remarqua Maddie.

– Ne dis jamais un truc pareil devant Trévor ! Il ne supporte pas les privilèges de Jack.

– Les privilèges ?

– Jack est le chouchou de Moïra. Elle lui a toujours tout passé. S'il avait voulu sortir en maillot de bain, elle l'aurait laissé faire. Et c'est toujours le cas.

Maddie reporta son attention sur la première photo. Debout près de Moïra, deux jeunes hommes plus âgés souriaient gentiment.

– Et eux, qui sont-ils ?

Caitlin eut une moue de regret :

– Philip et Lee. J'aurais bien aimé les connaître. John me parle d'eux presque chaque jour. Il paraît que Lee était le meilleur tireur de la région, meilleur encore que son père.

Elle regarda de nouveau la photo, songeuse :

– Philip était l'aîné. Il était solide, avait les pieds sur terre. William lui vouait une admiration sans borne. C'est lui qui aurait dû devenir chef du clan à la suite de Paddy.

– Vous n'avez jamais songé à être une famille, tout simplement ?

Caitlin secoua la tête :

– Les membres d'une famille s'autogèrent : les gens décident ce qui est le mieux pour leur cellule familiale et partent. Cette terre appartient aux O'Bryan depuis des siècles. Beaucoup sont morts pour elle. Alors ceux qui entrent dans cette famille acceptent de se soumettre aux règles du clan pour conserver intact cet héritage.

– Et tu les as acceptées ?

– Je te l'ai dit : pour rester avec un O'Bryan, il faut être bigrement amoureuse !

Maddie baissa les yeux sur la photo :

– Qu'est-ce qu'ils sont tous devenus ?

–Le père, Paddy et les deux aînés, Lee et Philip sont partis pour Phoenix. Il y avait des soucis d'argent et les voisins, les Bringers voulaient racheter le ranch par tous les moyens, comme toujours. Ils ont été engagés sur un chantier de construction. Pendant deux mois, tout allait bien mais le troisième... Moïra a reçu un courrier. Une chute de poutrelle métallique. Ils sont morts tous les trois sur le coup.

– C'est horrible !

– Ça a été un drame pour toute la famille. Pour Moïra, ça a été terrible. Elle s'est retrouvée seule avec un ranch en perdition et quatre adolescents à la dérive. William se retrouvait à 16 ans, homme de la famille. Il ne l'a pas supporté et a commencé à traîner dans les bars. John est rentré en rebellion totale et s'est mis à fréquenter des types peu recommandables... Trévor ne faisait plus rien en classe et s'est fait renvoyer plusieurs fois de l'école...

– Et Jack ?

– Ça a été le pire. Il a rendu les Bringers responsables du drame : s'ils n'avaient pas fait pression pour racheter le ranch, son père et ses frères ne l'auraient pas quitté. Il a juré de se venger. Alors il a commencé à massacrer les Bringers : il a balancé Canyon Bringers du haut d'un escalier pendant une bagarre. Après ça, on l'a enfermé dans un asile d'aliénés pendant des mois. Moïra a promis de le garder au ranch et il n'est réapparu en ville que cinq ans plus tard. A nouveau normal. Enfin... aussi normal que Jack puisse l'être. Il est redevenu le camarade charmant que tout le monde aimait bien. Sauf les Bringers. Ils l'évitent soigneusement depuis cette période et le détestent.

***

– Opa... Est-ce que tu as déjà rencontré des blancs ?

– Oui... les O'Bryan.

– C'est qui, les O'Bryan ?

– Les protecteurs des terres d'Ichiwa.

– Mais les blancs sont des démons, non ?

Le vieux chef soupira :

– C'est un peu compliqué...

Karshak se cala confortablement entre deux coussins. Ce soir-là, il était seul dans le wigwam, comme souvent. De tous les enfants du clan, il était le plus fasciné par toutes les histoires qui avaient forgé le destin des L’Ne.

– Peu à peu, les démons blancs ont vaincu les autres tribus, les ont parquées dans des réserves… des terres plus petites, souvent incultes. Notre tribu, elle, a décidé de se retirer au-delà du défilé et de rester là, ignorée de tous. A cette époque, le désert régnait en maître, ici, excepté le bois sacré et la clairière qui faisaient déjà un îlot de verdure au pied de la montagne mais aucun blanc ne s’était jamais aventuré jusque-là. Nous vivions de ce que nous donnait le bois et de ce que pouvait nous offrir le désert. La vie était dure, la terre peu généreuse mais nous étions libres. Et puis un jour, des blancs ont eu le courage de traverser le désert jusqu’au bois sacré. Mais ils ne venaient pas prendre mais partager. C’était les O’Bryan. Ils ont proposé de s'installer sur notre territoire et de nous apporter aide et assistance en échange de notre hospitalité. Ils ont obtenu la propriété des terres d’Ichiwa car aucun blanc n’en voulait. Les O'Bryan sont les propriétaires légitimes de notre terre aux yeux des blancs. Personne ne vient jamais chez eux. Ils ont juré de ne pas révéler notre présence afin que nous puissions continuer à vivre comme le voulait le grand Créateur. C'est pour cela que tu ne devras jamais sortir des terres d'Ichiwa car ce n’est qu’ici que tu seras en sécurité.

– Et les O'Bryan ? Ils viennent souvent ici ?

– Le chef de famille vient quelquefois. La famille O'Bryan est la seule incursion de blancs que nous pouvons tolérer au sein de notre tribu.

***

– Papa, tu crois que Jim va m'inviter au bal ?

Donald Felton se força à quitter sa rêverie pour prêter attention à sa fille assise près de lui, sans quitter la route des yeux.

– Bien sûr, ma belle.

– Et s'il ne le fait pas ?

– Ton vieux père le mettra derrière les barreaux.

La jeune fille éclata de rire :

– Tu ne vas pas remettre ça ! La dernière fois que tu as jeté un de mes petits amis en cellule, ça a fait le tour de la ville.

– Le tour de Buckbridge ? Grands-dieux ! Ça a dû prendre au moins 20 minutes !

– Ses parents auraient pu se plaindre en haut lieu !

– Je l'ai gardé une nuit en cellule ! Ce n'était pas bien méchant ! et à quoi cela me servirait d'être le shérif si je ne pouvais même pas boucler un jeune imbécile qui manque de respect à ma fille ?

– Maman n'a pas aimé ça !

– Ta mère a perdu le droit de donner son avis le jour où elle a décidé de prendre du recul. En reculant jusqu'à Washington, elle a pris, à mon avis assez d'élan pour atterrir sur la Lune !

– Maman en avait assez de vivre ici. On peut la comprendre.

Donald sentit son cœur se serrer :

– Tu vas partir, toi aussi ?

– Un jour, peut-être ? Buckbridge est sûrement le patelin le plus paumé d'Amérique !

– Non. Le patelin le plus paumé d'Amérique, ce sont les terres d'Ichiwa.

Lily hocha la tête, reconnaissant la véracité de cette affirmation.

Donald ne l'écoutait plus. Trois Bringers manquaient à l'appel et il n'aimait pas ça. Il les avait cherchés partout mais ils avaient disparu de la surface de la Terre.

S'il y avait meurtre, Lennister Bringers ferait des pieds et des mains pour saisir les fédéraux... Il n'abandonnerait pas. Il était tenace et irait se jeter aux pieds du gouverneur, s'il le fallait. Donald avait horreur des fédéraux. Des messieurs Je-Sais-Tout qui ne connaissaient rien de ce qui se passait dans le coin, suspectaient tout le monde, traumatisaient la moitié de la population et disparaissaient aussi vite qu'ils étaient apparus.

La dernière fois, ils l'avaient bassiné avec le respect que tout citoyen américain devait avoir pour les lois promulguées par ce cher oncle Sam. Ils avaient passé un quart d'heure à lui parler de loyauté, de devoir... Qu'est-ce qu'ils connaissaient à la loyauté, ces blancs-becs de Washington ?

Donald espéra une fois encore que les Bringers allaient rentrer de vacances.

***

Maddie entra à la hâte dans l'écurie dans laquelle elle retrouvait Trévor chaque soir depuis plus de deux semaines.

– Bonsoir Princesse, ça va ?

– Ça irait mieux si je n'étais pas obligé de suivre des cours d'équitation avec un cyborg ! grogna Maddie.

Trévor retint un sourire :

– Qu'est-ce qu'il y a ? demanda la jeune femme.

– Rien... C'est juste que c'est bien la première fois que je vois quelqu'un qui n'est pas en adoration devant le petit frère.

– Ça t'ennuie ?

– Pas du tout, au contraire ! C'est toujours le chouchou de tout le monde : Père, Mère, Philip, Lee, William, John, les profs, la quasi-totalité des habitants de Buckbridge et maintenant, un bon tiers de la population mondiale.

– Tu ne serais pas un petit peu jaloux, par hasard ? demanda Maddie, taquine.

– Horriblement, soupira Trévor. Et je n'arrive pas toujours à le surmonter.

Maddie regarda l'air triste de Trévor :

– Tu es sérieux ?

– Tout-à-fait. J'aime mon frère mais j'ai vraiment du mal à le supporter...

– Je peux comprendre, déclara Maddie. Il est carrément déplaisant.

– Non... Jack n'est pas comme ça normalement... Et cela n'a rien à voir avec son comportement.

– C'est normal d'avoir les nerfs contre son frère de temps en temps... Je pense que si j'avais un frangin comme le tien, j'aurais envie de le gifler du matin au soir ! C'est déjà ce que j'aimerais faire et ce n'est pourtant pas le cas !

Trévor sourit et prit une inspiration :

– Que dirais-tu si je te proposais des cours d'équitation en plus de ceux de Jack ? Avec deux heures au lieu d'une, tu progresserais plus vite !

– Et je pourrais quitter le ranch plus rapidement. C'est ce que tu veux ?

Trévor secoua la tête :

– Sûrement pas. J'espère que tu resteras ici très longtemps.

***

– Billy ! Qu'est-ce qui est arrivé ?

Le jeune garçon ne répondit pas, regrettant de ne pas pouvoir cacher son visage tuméfié.

Kate se rua sur son fils pour lui relever le menton.

– Rien... Rien du tout !

Mitsy serra les poings, furieuse :

– C'est cette brute de Nick Bringers ! Il s'est jeté sur lui à la récré en hurlant des choses sur son père, cet abruti !

– Son père ? demanda Kate, étonnée. Qu'est-ce qu'il lui est arrivé ?

–Il dit qu'il a disparu et que c'est notre faute. Qu'on doit le relâcher !

Kate fronça les sourcils, soucieuse.

***

– Tenez mieux vos rênes... Redressez-vous…

Jack, pied à terre, posait sur Maddie un regard dénué de toute expression.

La jeune femme sentit son exaspération revenir au galop.

– Vous êtes toujours comme ça ?

– Comme quoi ?

– Mou. Impassible. On peut vous dire n'importe quoi, vous ne réagissez pas. Vous n'avez aucune dignité ou quoi ?

Jack ne répondit pas.

– C'est pas vrai, ce que vous pouvez être énervant, à la fin ! rugit Maddie, Pourriez-vous répondre quand on vous parle ?

– Que voulez- vous que je réponde à ça ?

– On vous insulte et ça ne vous dérange pas ? Vous voir aussi amorphe me rend folle !

– Que voudriez-vous que je fasse ? que je blablate à longueur de journée comme vous le faites ? Je ne parle pas quand je n’ai rien à dire.

– Vous n’avez jamais rien à dire et pour cause ! Vous avez autant de culture qu'un champ en jachère ! Mais je suppose que vous ne connaissez pas ce mot ?

– Je le connais mieux que vous. Je ne pense pas que vous ayez jamais vu un champ autrement qu'en photo.

– Je n'ai peut-être jamais tiré une charrue mais moi, au moins, je sais qui est Marx ! Chez moi, on parle de choses plus importantes que de la hausse du prix du maïs !

– Vous êtes ici pour monter à cheval ou pour piailler ?

Maddie pensa étouffer d'indignation :

– Vous... Vous êtes un immonde goujat !

– Une chance alors que je ne sois là que pour vous apprendre à monter. Je vous conseille de vous calmer : Etoile du Matin est très nerveuse.

– Pauvre petite chose... A quoi voyez-vous cela ?

– Tête haute et encolure rigide. Posez votre main dessus et voyez par vous-même : c'est un vrai paquet de nerf ! Et sa queue est plaquée à son corps, ses postérieurs sont écartés et elle contracte la mâchoire.

– Et en quoi les humeurs de cet animal me regardent-elles ?

– Chez moi, on ne nous apprend peut-être pas la vie de gens dont on n'a rien à faire, mais on comprend très vite qu'il vaut mieux se pencher sur les états d'âme d'un cheval quand on est assis dessus !

Maddie sentit sa monture s'agiter sous elle et sentit son angoisse monter d'un cran.

– Okay... Et comment on fait pour la calmer ?

– Parlez plus doucement... Flattez son encolure et rassurez-la...

Maddie s’exécuta, anxieuse. Le cheval souffla et parut se détendre.

– Bon, l'important est que votre cheval reste dans la rectitude... Il doit évoluer droit, en ligne afin de pouvoir se propulser correctement face à un obstacle...

***

John venait de rentrer le dernier cheval pour la nuit. Il referma la porte de l’écurie et s'arrêta pour admirer l'horizon, heureux du travail accompli. Il adorait voir le soleil se coucher sur les montagnes. Ce ranch était son paradis. Il était vrai qu'il n'avait pas vu grand-chose en dehors de ce domaine mais ça lui suffisait.

Une seule fois dans sa vie, il l'avait quitté pour faire n'importe quoi avec la bande des Black Tigers. Une époque de rébellion intense. Il n'avait qu'une envie, tout oublier. Aller cambrioler des villas à Phoenix n'avait pas été l'idée du siècle. Pile au moment où les siens avaient le plus besoin de lui ! Mais ce n'était pas un hasard s'il avait pété un câble à ce moment-là. A cette époque, il ne restait pas grand-monde pour faire tourner le ranch à l'exception de sa mère et de Jack.

John sentit sa gorge se serrer. Dire qu'il regrettait était un euphémisme. Il savait que William partageait son état d'esprit. Tous deux avaient rêvé de découvrir le monde, d'échapper à ce vase clos dans lequel ils étaient censés passer leur vie comme leurs ancêtres avant eux... Mais c'était impossible.

Et maintenant, plus encore. Les Bringers seraient trop contents d'intimider leur mère pour récupérer le ranch.

Le père de Caitlin lui avait proposé de reprendre sa librairie à Phoenix. Il aurait été prêt à n'importe quoi pour rapprocher sa fille de lui. Une librairie...

On ne pouvait pas dire que les livres étaient les objets les plus indispensables à Oaks Creek... Non pas que l'on détestât lire dans le coin mais on n'avait pas le temps. Moïra les avait bien contraints à prendre connaissance de quelques incontournables, vestiges d'une éducation pour le moins huppée dans un collège anglais des plus prestigieux, mais n'avait pas pu éveiller en eux une passion qui aurait pu les tenir éveillés, un bouquin à la main. Dans un ranch, quand épuisés, on regagnait enfin son lit, la seule idée que l'on pouvait avoir, c'était de dormir. Et il avait eu peu de temps pour mettre ses filles à la lecture. Idem pour Caitlin qui, en plus, avait horreur de la lecture, ce qui était un comble pour une fille de libraire !

John savait que Caitlin aurait adoré qu'il accepte. Elle raffolait de la ville, ses magasins de mode, ses cinémas et ses restaurants... Mais il ne pouvait pas. Il n'en avait pas eu bien conscience, quand, plus jeune avec William, ils échafaudaient de grands plans d'évasion qui les auraient menés jusqu'en Chine. Ironiquement, le seul des frères O'Bryan qui avait réussi à voyager à l'autre but de la planète était celui pour qui l'idée de s'éloigner de sa terre était la plus insupportable. John, à quinze ans ne comprenait pas pourquoi Jack ne voulait pas quitter Oaks Creek. A présent, il comprenait.

Ce petit morceau de terre avait été le rêve d'une vie. Celui de son ancêtre, Gabriel O'Bryan qui avait quitté la misère et la famine qui vérolait son Irlande natale, pour vivre son aventure du bout du monde. Une nouvelle terre pour laquelle il avait dû se battre avec la nature, des indiens et des voisins farouches.

On l'avait traité de fou parce qu'il avait cherché de l'eau avec une baguette de sourcier en plein désert, avait manqué mourir vingt fois avant de réussir à mettre à jour une partie de la rivière souterraine, aidé par les L’Ne. Puis ça avait été le tour de son fils, Terry... Déblaye la rivière, consolide l'amitié avec les indiens, construit la deuxième écurie et le grenier... Et celui de son fils et de sa fille, James et Lily, qui avaient eu l'idée de croiser des mustangs et des apoloosas afin de créer une race plus rapide et plus robuste... Puis celui de Gabriel deuxième du nom, Katrina, Padreck … et de tant d'autres... Tous avaient amélioré le ranch et fait d'une terre aride le plus beau ranch d'Arizona tout en combattant les Bringers et en défendant le domaine, souvent au péril de leur vie.

John avait vu ce qu'était la vie, dehors : la peur de l'avenir, le monde qui avançait trop vite… Ici, il se sentait bien, globalement en sécurité (tant que les Bringers ne les provoqueraient pas tout au moins).

Caitlin se plaignait souvent d'être coincée en 1870. John n'avait plus la moindre envie de vivre au 21eme siècle : Il avait conduit des voitures rapides, mangé dans des fast-foods, joué à des jeux vidéo, téléphoné dans son bain... puis joué à des jeux vidéo dans son bain, téléphoné dans des fast-foods, mangé des hamburgers dans sa voiture... Il avait surfé sur le net, squatté un cinéma, passé des heures devant la télé, enregistré des centaines d'heures d'émissions qu'il ne regarderait jamais, commandé des dizaines de pizzas... Il avait aussi testé les centres de redressement pour mineurs, les plans foireux de soi-disant gangs encore plus paumés que lui... Il ne voulait qu'une chose, c'était rester ici.

Une tendre étreinte autour de son torse lui apprit que Caitlin venait d'arriver. Il se retourna et se noya dans les prunelles noisette de sa femme qui l'embrassa tendrement. Il aurait fait n'importe quoi pour lui faire plaisir. Mais la réciproque était vraie. C'est pour ça qu'une des filles les plus accros à la mode de Buckbridge acceptait de jouer les mormones au fin fond du Wild West.

Elle le regardait d'un air inquiet :

– Ça va ?

– Bien sûr...

– Tu sais... La proposition de mon père...

– Justement... Si tu y tiens vraiment...

– Je pense que c'est une très mauvaise idée.

John regarda sa femme d'un air surpris :

– J'ai bien observé Maddie, ces derniers temps... Difficile de trouver plus sophistiquée... Elle a l'habitude d'être pomponnée, manucurée, coiffée, habillée, massée... Elle a un coach sportif, un coach diététicien, un jacuzzi, une piscine privée, elle voyage dans le monde entier... Jusqu'à il y a encore quelques jours, je pensais que je rêvais de cette vie. Et puis je l'ai regardée. Elle a l'air d'être bien avec nous : Les corvées lui pèsent, comme nous tous mais je l'ai vue s'émerveiller sur la beauté de cet endroit. Apprécier notre compagnie...

– Surtout celle de Trévor, plaisanta John.

– Précisément. Cela m'a rappelé le jour où je suis arrivée ici...

– Tractée par Jack... Un papillon fasciné par une lampe-tempête... sourit son mari.

– John Paddy Gabriel O'Bryan ! Vous êtes prié de ne pas vous moquer de moi !

– Un très joli papillon !

– que tu n'as même pas remarqué, bougonna Caitlin.

– Tu étais une gamine ! se défendit John.

– J'avais quinze ans !

– Et moi, vingt ! Et puis j'étais très occupé...

– A déplacer d'énormes quantités de foin.

– Au moins, je reste fidèle à moi-même !

Caitlin répondit à son sourire :

– La première fois que je t'ai vu, tu galopais sur le dos de Brise d'été et c'est là que je suis tombée amoureuse de toi.

– Je le savais ! Tu es tombée amoureuse du cheval !

– Pourrais-tu être sérieux deux minutes ? Je sais que pour Kate, c'est pareil.

– Vraiment ? Il va falloir que je dise à Trévor de se pavaner sur le dos de Clair de Lune ! J'ignorais que c'était une parade nuptiale !

– Rien à voir. Si je suis tombée amoureuse de toi, c'est parce que tu avais l'air heureux. Dans ton élément. Un O'Bryan sans sa terre, c'est comme un paon sans sa queue !

John éclata de rire et embrassa sa femme :

– Toi et tes comparaisons ! Je me demande où tu vas les chercher !

– C'est pour ça que tu m'aimes, non ?

– C'est pour ça que je t'aime, approuva John dans un sourire.

– Je veux rester ici avec toi. Ailleurs, tu ne serais que l'ombre de toi-même. On a vu ce que la distance a fait à Jack...

– Jack est un cas particulier... Son attachement à cet endroit est viscéral. Il ne peut supporter d'en être éloigné. C'est pathologique. Je ne suis pas aussi atteint.

– Je n'ai pas passé deux ans de ma vie à te séduire, une année à attendre de pouvoir t'épouser, je ne me suis pas battue avec mes parents pour me contenter d'un ersatz de mari. Alors, on reste ici. Si tu veux, bien sûr.

John caressa la joue de sa femme :

– Évidemment que je le veux.

***

Lennister était assis devant le bureau de Harrison croulant sous des tonnes de papiers. Les Bringers possédaient quelques appartements à Buckbridge, deux sociétés à Phoenix et des actions dans trois banques différentes. Et on ne cessait de lui poser des questions auxquelles il ne savait pas répondre :

– Oui, lancez les travaux prévus dans l'appartement... non, celui de la rue Roosevelt... non, pas celui du Boulevard Lafayette... il a déjà été restauré la semaine dernière. Non, ne vendez pas les actions de BNO... oui, vendez celles de MARYS...

Il raccrocha, épuisé. Heureusement que la journée était presque finie. Il frotta sa nuque douloureuse.

– Tu vas bien ?

Lennister jeta un coup d’œil à sa belle-sœur qui venait d'entrer. Elizabeth avait toujours montré une immense gentillesse à son égard, même lorsqu'ils étaient enfants. Il faut reconnaître qu'il était le seul à ne pas se moquer de la longueur de son nez. Travis était le premier à le faire.

Il n'avait jamais compris pourquoi il l'avait épousée. Ils n'avaient pas le moindre point commun et il prenait un malin plaisir à la mettre plus bas que terre. Pourtant Elizabeth était une femme merveilleuse : douce, patiente, travailleuse… N’importe quel homme aurait été ravi de partager sa vie… Du reste, sans cet encombrant appendice nasal, elle aurait été plutôt jolie... Alors, si cela les dérangeait tant que ça, pourquoi ne pas faire arranger ça, vite fait, par un bon chirurgien ? Elle aurait été ravie...

– Ça va... mais toujours pas de nouvelles... et ça n'inquiète personne... Les Bringers n'ont jamais été trop appréciés à Buckbridge... je suis désolé...

Elizabeth essaya de masquer son désintérêt total pour la question... Elle aurait aimé que Harrison rentre pour reprendre les rênes du clan et alléger la charge de Lennister... Et remonter le moral de tous comme il savait si bien le faire... Elle ne savait si elle devait souhaiter le retour de Dan, qui torturait son fils plus qu'autre chose en le berçant de la fausse illusion qu'il avait un père, ce qui ne serait jamais le cas...

Elle ne l'aimait pas beaucoup non plus, celui-là : un égoïste qui avait eu un enfant par accident avec une fille d'un soir et qui n'avait accepté de l'héberger sous son toit que parce que Lennister lui avait cassé la figure et juré de le faire chaque soir jusqu'à ce qu'il accepte.

Résultat : c'était Lennister qui emmenait Nick à l'école, lisait ses bulletins, s'occupait de lui au quotidien … et s'entendait dire chaque jour que, de toute manière, il n'avait pas son mot à dire car il n'était pas son père. Mais le petit était attachant, elle devait bien le reconnaître...

Du reste, il valait mieux qu'elle l'apprécie puisque c'était elle qui s'occupait de lui le reste du temps. Vous parliez d'une drôle de famille ! Un fils qui n'était pas le sien, une grande complicité avec un homme qui n'était pas son mari et un mari qui... Que dire ? Elle ne pouvait tout-de-même pas avouer à Lennister qu'elle priait pour qu'il ne revienne jamais !

– Felton enquête... Mais je ne pense pas qu'il soit très motivé... J'aimerais que quelqu'un d'autre soit en charge de l'enquête...

Elizabeth regarda son visage marqué par l'inquiétude et la fatigue :

– Tu veux un peu de lait chaud et une part de gâteau au chocolat ?

Lennister sourit :

– Tu tapes toujours dans le mille, Lizzie.

Cette dernière répondit à son sourire et trottina jusqu'à la cuisine.

***

Le soleil se couchait sur Oaks Creek. Caitlin, Moïra, Kate et Maddie venaient de débarrasser la table. Si Maddie appréciait finalement de fréquenter les deux jeunes femmes qui s'avéraient des plus sympathiques, se retrouver reléguée à l'état de domestique la révulsait.

– Ce n'est pas juste que les femmes travaillent pendant que les hommes se prélassent ! grogna-t-elle.

– Ta manucure ne tiendra pas le choc ? se moqua gentiment Caitlin.

– Je me doute que tu ne dois pas souvent faire la vaisselle à Hollywood, ironisa Kate.

– Non, en effet. Mais je trouve normal de travailler, là n'est pas la question... Il est cependant injuste que ces messieurs se la coulent douce...

Moïra sortit de sa réserve et sourit :

– Jetez un coup d’œil au salon.

Maddie obtempéra. La pièce était déserte.

– Où est-ce qu'ils sont tous passés ?

– Trévor finit de rentrer ses chevaux pour la nuit, change l'eau, vérifie les fermetures de l'écurie du Vieux Chêne. William et Jack rentrent leurs bêtes et vérifient leurs écuries respectives. John monte la garde.

– Monter la garde ? pour quoi faire ?

– On ne sait jamais par ici. La contrée est sauvage. Aucun de mes fils ne se l'est jamais “coulé douce” comme vous dites.

– Et vous en êtes fière, devina Maddie.

– Infiniment. Ils se sont toujours montrés droits, honnêtes, travailleurs et braves. Tous.

Moïra avait les larmes aux yeux et Maddie devina qu'elle pensait à ses deux fils tués sur ce chantier de Phoenix.

– Moïra, pourquoi détestez-vous tant les actrices ?

La vieille dame mit un certain temps à répondre.

– Un jour, Jack est tombé amoureux d'une actrice. Elle lui a brisé le cœur, l'a empêché de revenir ici et l'a changé à jamais. Depuis ce temps on déteste les actrices par ici.

– Wouhou, il y a quelqu'un ?

Les hommes venaient de revenir et Trévor s'époumonait au salon.

– Qui veut finir la soirée au Countryside ? Ce soir, nous allons en ville !

– Les Bringers sont revenus de Détroit. Vous risquez de les croiser ! avertit Moïra.

– On ne va pas vivre terrés comme des lapins ? remarqua doucement William.

– Tu ne peux pas nous mettre sous clé, ajouta gentiment John. Et tu le sais très bien. Tout va bien se passer !

***

La ville était des plus pittoresques avec ses maisons de bois et sa grand-rue. Une banque, le bureau du shérif, un magasin, un saloon... Ah non, un café-théâtre... et un cinéma ! Le progrès était arrivé jusqu'ici finalement !

“Le western continue”, soupira Maddie en son for intérieur.

La jeune femme, après deux heures de cheval avait mal partout.

– Mais où est-ce que nous allons laisser nos montures ? demanda-t-elle à Trévor qui chevauchait près d'elle.

– On a des boxes en ville.

– C'est comme un garage, en somme.

Son chapeau de grand couturier était brûlant : Dior ne l'avait pas conçu pour crapahuter dans le désert. Sa chemise de soie collait à sa peau et son pantalon commençait déjà à s'user, mis à rude épreuve par les frottements du daim délicat contre le poil dru de sa monture. Trévor ne put retenir un sourire :

– Tu es à l'aise dans cette tenue ?

– Pas vraiment, reconnut Maddie. Je crois que je vais essayer la tienne, finalement !

– Tu n'y penses pas, c'est trop ringard ! jeta Trévor, hilare, démodé depuis 1870 !

Maddie rougit :

– Okay... Je l'ai pas volée celle-là.

Ils venaient d'arriver devant un grand bâtiment de bois :

– Pied à terre, ordonna William.

– C'est le garage ? Demanda Maddie.

– C'est le garage, approuva Trévor. Plus que 200 mètres et on y est. Ton pantalon va tenir le coup ?

Maddie ignora le sarcasme et pressa le pas.

***

Le Countryside était un établissement convivial joliment décoré de marqueterie. Une grande scène s'ouvrait sur un parterre de tables et de chaises occupées par des clients de tous âges particulièrement enthousiastes. Le présentateur, un jeune homme ouvert à l'allure sympathique enchaînait les bons mots. Les numéros se succédaient pour le plus grand bonheur des clients.

– Et maintenant, s'écria soudain le présentateur, saluons le retour de l'enfant prodigue, j'ai nommé Jack O'Bryan !

Un projecteur illumina la chaise du jeune acteur qui composa rapidement son sourire spécial caméra et fit un petit geste de la main.

– Et nous allons maintenant sélectionner pour vous un spectateur qui va nous interpréter le titre de son choix. Voyons... là !

Le projecteur s'arrêta sur Maddie qui sourit à son tour. – Mais... ça par exemple ! Nous avons une chance extraordinaire ce soir ! Maddie Tyler est parmi nous ! Maddie venez nous chanter une petite chanson !

Maddie se leva, enfin dans son élément. Elle monta sur scène avec grâce et attendit que le pianiste entame son morceau avant de commencer à chanter d'une voix claire et limpide.

La musique avait cessé. Maddie sauta légèrement de scène et rejoignit la table où les autres l'attendaient.

– C'était génial ! s'enthousiasma Trévor.

– Très réussi, reconnut William.

– Très réussi... le singea Trévor. On peut dire ça d'un gâteau de maman, mais là, c'était...

– Magique, lâcha Jack.

– Vous venez de me dire quelque chose de gentil, remarqua Maddie. Seriez-vous malade ?

Elle se posait réellement la question. Jack avait retrouvé ses phrases monosyllabiques et paraissait plus endormi que jamais.

– Crazy Jack ! Quelle bonne surprise !

William, Trévor et John se raidirent immédiatement. Jack ne réagit pas. Quatre individus venaient de rentrer, très sûrs d'eux et visiblement éméchés.

– Ne leur réponds pas, Jack ! ordonna William.

– Mais... protesta mollement l’intéressé.

– Je suis l'aîné. En l'absence de mère, je suis la voix du clan. Tu ne dis rien.

Canyon Bringers approchait en boitant de leur table.

– Allons... du calme ! Je venais juste dire bonjour au fils de p... , pardon, au brave garçon qui m'a condamné à boiter jusqu'à la fin de mes jours ! On va te coincer, t'es fichu, Jack ! Tu vas payer pour tout ce que tu as fait.

Jack ne dit rien.

– Allons, c'est pas poli de pas répondre !

Ce faisant, il se pencha brusquement vers Jack et le saisit par le poignet. Ce dernier ne réagit pas. L'intrus se retrouva instantanément écarté avec violence. Trévor venait de le saisir au collet.

– Vous êtes finis ! hurla Canyon. Et lui, le premier ! Il va payer !

Trévor l'attrapa à la gorge :

– Je vais te...

Il fut soudain propulsé à deux mètres par William.

– A la niche, Trévor, ricana l’agresseur.

– On s'en va, décida William.

– Les frère O'Bryan sont des poules mouillées ! Tu pues la peur, William… et tu as raison. Demain, Jack. Et après...

William blêmit et se retourna pour se ruer sur Canyon. Les frères de ce dernier étaient tendus, prêts à bondir.

Caitlin et Kate se pendirent au bras de William, suppliantes :

– Reste tranquille, tu ne peux pas passer encore trois jours en cellule. On a besoin de toi, ignore-le...

William et John sortirent précipitamment de l'établissement en poussant un Trévor déchaîné, suivi d'un Jack très calme comme à l'accoutumée, totalement indifférent à la situation.

Maddie frémit : il n'était pas possible de rester impassible dans un moment pareil. A ce moment, Jack évoquait plus que jamais une coquille vide désertée par son propriétaire. Pour la première fois, la jeune femme entrevoyait réellement les dégâts provoqués par cette actrice qu'avait évoquée Moïra.

Caitlin et Kate tremblaient de tous leurs membres.

– Qu'est-ce qui vient de se passer, là ? demanda Maddie.

– Rien, lâcha Caitlin avec un sourire contraint. L'humour des hommes d'ici est toujours un peu particulier.

***

Karshak poursuivait un lapin. Son père avait été plus violent que d'habitude et son dos le faisait encore souffrir. Peut-être que ramener un lapin lui ferait plaisir. Pathoum lui avait dit de ne pas s'éloigner, qu'il n'était pas assez grand... Mais il était assez grand ! Il avait cinq ans ! Et qu'est-ce qu'il pouvait y avoir de dangereux ? Ce n'était que quelques arbres... Les arbres, ce n'était pas dangereux...

– Papa, regarde ! un indien !

Kashak se tapit dans l'ombre, terrifié. Ils étaient deux. Il n'en avait jamais vu mais il sut immédiatement qui ils étaient : les démons blancs. Ils montaient des chevaux avec des bâtons dans la bouche. Ils avaient de drôles de coiffes et leurs vestes et leurs pantalons ne ressemblaient pas du tout aux vêtements des L’Ne. L'un des deux était à peine plus grand que lui. Un petit démon blanc. Le plus grand avait l'âge de Karkat. Mais il ne lui ressemblait pas du tout : sa peau était claire, ses cheveux bruns courts un peu ondulés et ses yeux... C'était ses yeux surtout qui intriguaient Kashak... Mais il ne sut dire pourquoi. Des yeux clairs, limpide, gris couleur du ciel après l'orage.

L'homme le regardait, visiblement très intéressé :

– Attends ! Comment t'appelles-tu ?

Mais déjà, Karshak s'était sauvé en courant.

***

Dans le bureau de Donald Felton, ce dernier passait un fort désagréable moment face à un Lennister Bringers pour le moins agressif :

– Où en est votre enquête ? Ça fait quinze jours qu'ils ont disparu et vous n'avez toujours rien trouvé !

– Je les recherche activement ! Que voulez-vous que je fasse de plus ?

– Cherchez leur meurtrier !

– Ils ne sont pas morts, que je sache !

– S'ils ne l'étaient pas, ils seraient revenus !

– Vous n'en savez rien ! Une quinzaine de jours de détente, ça arrive tous les jours !

– Vous ne pourrez pas toujours protéger vos amis ! Un jour, vous serez bien obligé de condamner leur meurtrier ! J'ai hâte d'être à ce jour-là !

– Alors, j'ai plus d'affection pour votre famille que vous n'en avez ! Parce que je ne le pourrai coffrer leur meurtrier que si on les retrouve raides morts !

Donald Felton jeta un regard mauvais à Lennister Bringers. Chez les Felton, on détestait les Bringers de père en fils… presque autant que chez les O'Bryan… des requins capables de vendre pères et mères pour quelques dollars, qui ne vivaient que pour détruire leurs voisins... Donald les avait en horreur. Surtout les aînés. Il faudrait qu'il pense à désinfecter son bureau après son départ...

– Vous savez où se trouve la porte...

***

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