Chapitre 1 : On tourne!
Chap 1 : On tourne !
Mademoiselle Tyler, vos impressions concernant ce premier mois de tournage...
– On dit que vous avez choisi ce film pour changer votre image d'héroïne trop sage....
– Ne pensez-vous pas que le Western soit un genre dépassé à notre époque ?
– Que pensez-vous de votre partenaire ?
L'interpellée traversa le couloir grouillant de journalistes et crépitant de flashes aussi rapidement que le lui permettait cette marée humaine.
Un sourire figé aux lèvres, elle mesura mentalement la distance qui la séparait de la fin de son calvaire. A peu près six mètres. La porte était toute proche. Lever les yeux, regarder droit devant et foncer. Ça allait aller.
Elle avait cru dans ses jeunes années qu'être ignorée de tous était le summum de l'horreur. Être au centre de l'attention était bien pire.
– Mademoiselle Tyler, pourriez-vous nous parler de votre mari... ?
Maddie Tyler pressa le pas, le cœur serré. Plus que quatre mètres.
– Votre partenaire dit à votre propos...
Son partenaire ! Parlons-en de son partenaire ! Une figure de mode ignare incapable d'aligner plus de trois mots sur un sujet quelconque ! Qui ne savait même pas qui était Léonard de Vinci ! Ou même ce qu'était un panda ! Non vraiment ce que pouvait dire à son sujet cet imbécile ne l'intéressait pas le moins du monde !
Le silence se fit. Elle avait parlé tout haut.
Maddie sentit un profond malaise la submerger, mélange de honte et d'appréhension. Il ne faudrait pas plus de cinq minutes pour que sa bévue fasse le tour du net, dix pour que sa carrière s'achève. On pardonnait beaucoup de choses à une actrice adulée, pas d'être hypocrite. Et elle devait simuler une entente cordiale avec cet abruti pour le bien du film depuis des semaines.
– Vous avez pu constater combien le personnage de Maddie est convaincant ! Nous vous rappelons qu'elle joue le personnage de Trixie, jeune fille riche qui commence par détester le héros avant de tomber amoureuse de lui ! Maddie est excellente dans ce rôle ! Avouez que vous vous y êtes laissés prendre ?
Un murmure accompagna ces paroles, bientôt suivi de légers rires. Maddie enchaîna en essayant de calmer les battements de son cœur affolé et jeta un regard reconnaissant à Harry, son agent, qui venait, comme à l'accoutumée de lui sauver la mise.
Ce dernier l'attrapa par le poignet et la poussa brusquement dans un petit salon privé dont il referma soigneusement la porte.
– Bon sang, Maddie ! C'est quoi le problème, exactement ? Jack O'Bryan n'est pas un monstre, que je sache ! Quant à son QI, tu pourrais peut-être l'évaluer avec plus de précision si tu acceptais de lui adresser la parole ! Tu le connais, ce mec ? C'est un de tes ex ? Il t'a joué un tour pendable sur les bancs de l'école ? Je n'y comprends rien, alors donne-moi quelque chose à me mettre sous la dent !
Maddie s'assit sur un fauteuil crapaud aussi mutique que renfrognée.
– Tu as horreur des westerns... Qu'est-ce qui t'a pris de signer ce film derrière mon dos, sans m'en parler ?
– Une proposition de Ferrera ne se refuse pas ! bougonna la jeune femme.
– Il peut booster une carrière ou y mettre un terme. C'est quitte ou double ! et vu ton comportement de ce soir, je pencherais pour la seconde solution ! Qu'est-ce qui t'a pris ?
– Je ne supporte pas ce type !
– Qu'est-ce que tu lui reproches, à la fin ? Il est beau, riche, célèbre... Il n'a jamais été incorrect avec toi ou qui que ce soit d'autre... Il est ponctuel, professionnel... Tu as un faible pour lui et il repousse tes avances ?
– Ça ne va pas la tête ? !!! s'étrangla la jeune femme. Je ne peux pas le supporter !
– Mais pourquoi ?
Le cœur de la jeune femme se serra douloureusement.
– Ne cherche pas. Tu ne peux pas comprendre.
***
– Une question pour Jack... Pourquoi avez-vous accepté le rôle de Ryan Connor, cow-boy de son état alors que vous veniez juste de tourner une grande saga sur les méandres de Wall Street ?
– J'ai toujours adoré les Westerns alors lorsque Don m'a téléphoné pour me proposer le rôle, j'ai foncé.
Maddie essayait de garder le sourire face au parterre de journalistes qui ne lui pardonnerait pas un autre écart.
Ce que ce type pouvait être agaçant ! Monsieur Parfait dans toute sa splendeur ! Jamais un mot plus haut que l'autre, une coiffure impeccable même par grand-vent, une dentition parfaite... Il aurait pu faire une publicité pour un dentifrice... Il la faisait d'ailleurs... ou pour des lunettes même s'il n'en portait pas... ou pour n'importe quoi d'autre... De toute manière, s'il avait vanté les mérites des sardines à l'huile, la moitié des femmes du globe auraient fait des provisions de conserves !
Maddie ne cessait d'entendre la même rengaine : « Quelle chance de tourner avec le plus bel homme d'Amérique ! » Qui avait eu l'idée absurde de lancer un concours aussi stupide ?
– On s'entend à merveille et on rit beaucoup pendant le tournage... n'est-ce pas ?
Il venait de se tourner vers elle. Formidable. Il ne lui restait plus qu'à jouer sa partition. Elle réussit à composer son sourire le plus charmeur :
– Bien sûr ! Jack est un vrai boute-en-train ! Il me fait mourir de rire entre deux prises !
Quand on n'est pas en train de le remaquiller ou de le recoiffer... songea-t-elle. Il est tellement mou qu'il lui faudrait plus d'une semaine pour raconter une blague !
Si seulement il avait quelque chose à dire... ou simplement une expression quelconque autre que cet air vide en toutes circonstances... Ce type devait être un robot programmé pour n'exprimer quelque chose que devant une caméra. Et encore ... Il était loin d'être le meilleur acteur du monde ! Pas étonnant qu'il se soit spécialisé dans les rôles de héros monolithiques et de cyborgs en tout genre.
– Un autre film avec Jack ? J'adorerais... s'entendit-elle déclarer.
Décidément, c'était dans des moments comme celui-ci qu'elle appréciait de posséder quelques talents d'actrice.
Sourire et ne penser à rien d'autre. Show must go on.
***
Dans la petite maison de rondins, le cow-boy Ryan Connor serrait sa bien-aimée Trixie dans ses bras et s'apprêtait à se sacrifier afin d'assurer sa protection.
– Tu ne peux pas faire ça, ils te tueront ! s'écria Trixie.
– Je n'ai pas le choix.
Ryan se pencha vers elle et l'embrassa tendrement.
– Coupez ! On la refait !
Maddie grogna. Le reste de l'équipe l'imita. Jack lui-même s'autorisa une moue contrariée.
Maddie retint un soupir d'exaspération : dire que la moitié des femmes qu'elle connaissait l'enviaient de pouvoir embrasser Jack O'Bryan !
– De là à l'embrasser 52 fois d'affilée ! Je leur cède la place quand elles veulent ! grogna-t-elle en rêvant au moment où on l'autoriserait à passer du baume sur ses lèvres endolories.
– Quel est le problème ? demanda calmement Jack à Don Ferrera.
Ce petit homme roux terrorisait l'intégralité du staff. Sa parole était d'or, ses décisions, irrévocables. Jouer dans un de ses films était l'assurance d'obtenir un oscar et de voir son cachet multiplié par 10.
– Vous savez monter à cheval ? demanda-t-il brusquement.
Maddie sursauta en réalisant que c'était à elle que la question s'adressait.
– J’ai fait un peu d’équitation, il y a très longtemps mais…
– Ça se voit. Monter à cheval donne une prestance particulière... Vous faites trop citadine... Trop moderne... Il faut que vous viviez dans un ranch quelques temps... Un séjour de quatre mois serait un bon début...
– On ne va pas arrêter le tournage ! explosa le producteur exécutif.
Don toisa ce dernier avec froideur.
– Je n'ai jamais fait un mauvais film en trente ans de carrière. Je ne vais pas commencer aujourd'hui. J'ai toujours pensé que cette jeune personne n'était pas le rôle.
Le cœur de Maddie se serra horriblement :
– Je ne savais pas... Si une autre faisait mieux l'affaire que moi ...
– Oui, ma chère, vous avez pris la place d'une autre. Votre notoriété était telle que les producteurs n'ont pas hésité une seconde. Je n'y peux rien, vous non plus. Par contre, ce que vous pouvez faire, c'est travailler afin de coller à un rôle qui ne vous convient pas. Êtes-vous prête à faire ce qu'il faut ?
– Naturellement !
– Alors, vous partez dès ce soir pour le ranch de Oaks Creek, en Arizona.
Jack O'Bryan sursauta mollement et sortit de sa réserve :
– Mais c'est le ranch de ma famille ...
– C'est bien ce qu'il me semblait, approuva calmement Ferrera. Je craignais de m'être trompé de nom.
Maddie ne pouvait rien dire, estomaquée : aller vivre chez cet abruti endormi qui ne pouvait pas aligner spontanément plus de deux phrases ! Ce ne pouvait pas être pire.
– Mais pourquoi chez moi ? protesta Jack.
– Parce que c'est vous qui allez lui apprendre comment on joue dans un western.
Ça pouvait être pire, finalement...
– Mais il y a des gens qui pourraient le faire mieux que moi...
– C'est vrai, approuva Maddie. Je connais des coaches d'excellente réputation qui...
– Vous avez dit que vous étiez prête à faire ce qu'il faudrait pour que ce film soit une réussite, souligna calmement Don Ferrera.
– Oui, mais...
– Vous êtes une professionnelle. Vous savez qu'un film peut être un ratage total si l'un des rôles principaux n'est pas correctement interprété. Vous devez apprendre à travailler ensemble et pour cela, il faut que ce soit lui qui vous apprenne ce qu'il faut savoir afin de jouer dans un western.
– Mais je ne suis pas James Stewart ! protesta Jack O'Bryan. J'ai bien fait quelques westerns mais...
– Vous en avez tourné seize si ma mémoire est bonne. Et vous avez grandi dans un ranch. Vous montiez à cheval avant de savoir marcher. Si quelqu'un peut lui apprendre comment on vit dans le Wild West, c'est bien vous ! Alors, c'est entendu ?
– Ma famille ne reçoit personne...
– Vous avez signé un contrat... Clause 17 : le contractant devra se soumettre à toute décision utile au bon déroulement du tournage. En cas de refus entraînant le retard ou l'annulation de ce dernier, le contractant s'engage à rembourser sur ses avoirs personnels l'intégralité des frais engagés. Si vous refusez ma proposition, je quitte mon poste immédiatement ce qui devrait entraîner l'annulation du film, ce dernier n'ayant été financé qu'à la condition que je le dirige. A titre informatif, nous en sommes à trois cent mille dollars de frais généraux auxquels s'ajoutent les salaires des acteurs, techniciens, producteurs... Frais de déménagement… Émoluments du scénariste... Remboursement et démontage des décors… et j’en passe. Ceci devrait se monter à une petite quarantaine de millions de dollars. J'espère que votre fortune personnelle est conséquente... ?
Jack secoua la tête :
– C'est impossible, je suis désolé.
Maddie se sentit gagnée par une exaspération sans borne : que croyait donc cet imbécile ? Que c'était un honneur de s'enterrer avec lui dans la cambrousse ?
L'agent de Jack, Davy Attan, se jeta littéralement sur son poulain :
– Jack ! Tu ne pourras jamais rembourser ! Réfléchis, bon sang !
L’intéressé secoua tristement la tête :
– C'est tout réfléchi.
– Si tu fais ça, ce sera la fin de ta carrière et tu n'auras pas assez d'une vie pour tout rembourser !
– Je sais. Excusez-moi.
Et Jack quitta le plateau.
L'équipe resta interloquée, incertaine de la marche à suivre. Ferrera haussa les épaules.
– Bon... Fini pour aujourd'hui... et peut-être pour plus longtemps. Repos pour tout le monde.
Maddie était partagée entre le soulagement de ne pas s'enterrer dans un coin paumé avec ce débile profond et une immense colère : pour qui se prenait cet abruti ? Il n'allait quand même pas lui ôter sa chance !
Furieuse, elle courut frapper à la porte de sa caravane.
– Jack ! C'est Maddie, ouvrez !
L’intéressé fit la sourde oreille.
– Ouvrez tout-de-suite ou je poste sur le net des choses tellement horribles que vous n'oserez plus mettre le nez dehors !
– Postez ce que vous voudrez, je n'ai rien à cacher.
– Je n'ai jamais dit que ce serait des choses vraies ! remarqua perfidement la jeune femme.
La porte s'ouvrit lentement. De toute manière, rien de ce que faisait Jack O'Bryan ne pouvait être rapide.
– Contente ?
– Non ! Vous savez depuis combien de temps j'attends une chance de pouvoir tourner avec Ferrera ? Je ne laisserai pas un individu égocentrique et acéphale me priver de cette opportunité !
– Je ne peux pas vous accueillir dans le ranch de ma famille.
– Demandez à votre famille de me préparer un peu de paille dans la grange et je m'en contenterai.
– Là n'est pas la question.
– La question est de savoir comment vous ferez pour rembourser quarante millions de dollars ! Même si votre carrière survit à un blâme de Ferrera, il vous faudra, dans le meilleur des cas, des années pour rembourser. Vous serez endetté jusqu’au cou et vous devrez retourner vivre avec votre famille qui en plus, devra vous aider financièrement.
– Rentrer chez moi, murmura Jack...
– Oui, chez vous. Ils seront sûrement ravis de vous récupérer complètement ruiné... et je ne parle pas des journalistes...
Jack sursauta ce qui était un mouvement d'une extrême vivacité pour lui :
– Des journalistes ?
– Les acteurs bourrés de problèmes vendent mieux que les stars du box-office. Les paparazzis mettront un point d'honneur à venir vous photographier dans votre salon ou en train de cultiver vos légumes. Je vois ça d'ici : la star est dans les choux... Du smoking au peignoir... La gloire et la chute...
Jack pâlit violemment :
– Ils me suivraient là-bas...
Il réfléchit à haute voix :
– Mais si je n'y retourne pas...
– Ils harcèleront vos proches pour qu'ils expliquent en long, en large et en travers ce qu'ils pensent de votre déchéance... Ils vous photographieront jour et nuit, épiant votre famille, questionnant vos amis... Ça devrait vous changer... Vous êtes né en Arizona. Dans un ranch. Et c'est tout ce qu'on sait de vous avant votre explosion cinématographique dans “le fils de l’indien” qui vous a valu une déferlante d'admiratrices et a remis le western au centre des préoccupations féminines de la moitié de cette planète. Si votre actualité cinématographique n'est plus en haut de l'affiche, il faudra bien qu'ils remplissent leur feuille de chou autrement.
Jack s'adossa contre un mur, renversa la tête en arrière et ferma les yeux. Lorsqu'il les rouvrit ce fut pour poser sur Maddie un regard étonnamment déterminé.
– Okay. Mais si vous devez venir, j'y mets une condition.
– Si je m'abaisse à venir dans votre cambrousse, c'est pour le film, pas par plaisir ! s’insurgea Maddie.
– Déplaisir partagé, lâcha froidement Jack. Mais sans cette condition, vous pouvez dire adieu à ce film.
– C'est quoi cette condition ?
Jack mit un genou sur son lit pour attraper un livre rangé dans sa table de chevet. Tout le monde en avait eu un exemplaire fourni par la production.
Maddie sursauta :
– Que voulez-vous que je fasse avec cette bible ?
– Votre père était le sénateur Tyler, arrière-petits-fils du sénateur Mordon qui a fait beaucoup pour civiliser l'Oregon en veillant à ce que tous ses habitants soient éduqués et suivent les préceptes des saintes écritures...
Maddie hocha la tête, ébranlée :
– Vous êtes bien renseigné...
– Je ne pense pas que la descendante d'un homme pareil puisse être une mécréante...
– Bien sûr que non ! s’insurgea Maddie.
– Alors, posez votre main sur cette bible et jurez sur le salut de votre âme que vous ne révélerez rien de ce que verrez ou apprendrez sur moi ou sur ma famille.
– Mais...
– Jurez. Et nous ferons ce film.
Maddie respira à fond. Cette promesse ne lui disait rien qui vaille. Mais que pourrait-elle bien découvrir dans ce trou paumé ?
– Il doit cacher un amour d'enfance là-bas... Rien de bien méchant.
Elle posa sa main sur la couverture de cuir brillant :
– Je jure devant Dieu de ne rien révéler de ce que je pourrais découvrir dans votre ranch. Sur le salut de mon âme. Ça vous va ?
– Nous partirons demain, à six heures. Tenez-vous prête.
***
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